PHILOSOPHIE ET CHIRURGIE ESTHÉTIQUE

La chirurgie esthétique est mal définie, son champ d’action et ses limites sont imprécises. Ceci est peut être dû au fait que le sens du terme même « esthétique » est difficile à appréhender et source de controverses. Les apports des philosophes anciens mais aussi contemporains nous permettent de mieux approcher la chirurgie esthétique au travers de sa fonction, de sa finalité. De même l’étude, sur le plan historique, de l’évolution des rapports entre la médecine et le corps depuis quelques siècles, nous aide à mieux situer la chirurgie esthétique dans cette évolution. On peut définir cinq époques : celles du corps exploré et du corps blessé, puis celle du corps réparé, enfin celles du corps modifié puis transformé. L’histoire de la chirurgie esthétique est directement liée aux trois dernières.

Passionné par ces questions philosophiques qui deviennent rapidement éthiques, le docteur saboye, docteur en médecine et docteur en droit, livre ici son analyse sur l’évolution philosophique et historique de la chirurgie esthétique.

Philosophie et chirurgie esthétique

Selon Jean-Marie Shaeffer, philosophe de l’art : 

“ lorsque nous employons le terme « esthétique », nous prenons rarement le soin de préciser quel sens nous lui donnons. La récurrence du terme dans des genres discursifs différents (philosophie, histoire de l’art, critique, voire anthropologie et psychologie…) y est sans doute pour quelque chose : l’unicité transdiscursive du mot nous amène à supposer qu’il possède un noyau sémantique et une fonction pragmatique tout aussi stables. En réalité, nous nous trompons sur les deux points…D’où des disputes sans issues, parce que sans terrain partagé “.1

C’est le philosophe allemand Alexander Gottlieb Baumgarten qui introduisit le néologisme “ esthétique “ au XVIIIème siècle 2 . Il considérait l’idée du beau comme une perception confuse, un sentiment particulier, il le définit en 1750 dans l’ouvrage Aesthetica comme “ la science de la connaissance sensible “ 3 . C’est cependant Emmanuel Kant qui à notre avis a le mieux précisé la définition et les limites du qualificatif esthétique qu’il assimile au beau. Son but n’était pas de proposer les normes du beau, mais d’expliquer pourquoi une chose est dite belle, et en quoi consiste un jugement de goût. Pour lui, le beau serait un produit du sens esthétique : ce qui est beau, ce n’est pas un objet, mais sa représentation. Kant en donne plusieurs définitions complémentaires. Tout d’abord “ est beau ce qui plaît universellement sans concept “ ; ici le beau est un intermédiaire entre la sensibilité et l’entendement : ce n’est pas un concept définissable par notre seul entendement. Ensuite “ le beau n’est pas l’utile, il n’a donc pas de fin extérieure “, l’absence de finalité précisé par Kant est intéressante car la finalité est un des critères d’étude de la chirurgie esthétique. Il s’agit en fait d’une absence de finalité externe, car pour Kant il peut y avoir une finalité interne, la recherche d’une harmonie personnelle. On retrouve ici une opposition avec la conception philosophique platonicienne, reprise par le christianisme, dans laquelle “ la sensibilité a été systématiquement dévalorisée au profit de l’intelligible “ 4 . On notera que pour Nietzche, c’est parce que les philosophes craignent la sensualité qu’ils condamnent la sensibilité. Enfin, pour Kant, “ le beau ne se confond pas avec l’agréable, qui relève d’une perception strictement personnelle “ : il distingue ce qu’il juge agréable pour lui, d’un jugement sur la beauté d’une chose, qui est un sentiment plus général. Il l’explique : “ je ne juge pas seulement pour moi, mais pour tout le monde, et je parle de la beauté comme si c’était une qualité des choses “ 5.

Dans son ouvrage “ Esthétique “, Hegel définit quant à lui la beauté chez les êtres vivants, mais il écarte d’emblée toute notion de fonction : “ La beauté, chez les êtres vivants et animés, n’est ni le mouvement accidentel et capricieux, ni la simple conformité de ces mouvements à un but, l’enchaînement régulier des parties entre elles. Ce point de vue est celui du naturaliste, du savant ; ce n’est pas celui du beau. “ Pour lui “ la beauté, c’est la forme totale “. Il reprend les termes de “ sensibilité “ et “ d’harmonie intérieure “ pour qualifier une forme vivante d’esthétique. Mais surtout il écarte les fonctions, qui sont “ de la science “ pour conclure que : “ le point de vue du beau est donc celui de la pure contemplation “6.

Le beau n’est cependant pas universel, il peut même inquiéter, Charles Baudelaire écrit d’ailleurs que “ le beau est toujours bizarre “. Il oppose même le “ Vrai “ et le “ Beau “, comme si le beau ne pouvait être la réalité, comme si seul l’artiste pouvait le percevoir : “ Le goût exclusif du Vrai opprime ici et étouffe le goût du Beau. Où il faudrait ne voir que le Beau, notre public ne cherche que le Vrai. Il n’est pas artiste, naturellement artiste ; philosophe peut-être, moraliste, ingénieur, amateur d’anecdotes instructives, tout ce qu’on voudra, mais jamais spontanément artiste “7. Le beau est donc plus un sentiment qu’une qualité objective et universelle, donc indéfinissable par des critères précis.

La problématique reste alors la même : un défaut de définition du terme esthétique, avec pour conséquence des “ disputes “ entre les différents intervenants, pour l’Art, l’artiste, le critique, le philosophe, l’amateur, et pour la Chirurgie, le chirurgien, l’assurance maladie, les mutuelles, le patient lui-même et le juge parfois. Dans le cas de la chirurgie esthétique, l’adjectif qualificatif “ esthétique “ est employé comme synonyme de beau. Mais on peut d’emblée affirmer que dans le cas de la chirurgie esthétique c’est le but de la chirurgie, sa finalité, qui est esthétique, ce n’est pas l’exécution de l’acte. L’acte technique n’a rien d’esthétique, c’est un acte chirurgical qui, comme tout acte chirurgical, incise de la peau, de la graisse, des muscles, découpe et dissèque des vaisseaux sanguins et des nerfs, jette de la peau et de la graisse au fond d’un baquet ! Il n’y a rien d’esthétique dans cet acte là ! L’association des deux termes chirurgie et esthétique est alors un oxymore. Alain Fogli, chirurgien esthétique, ancien président du Syndicat National de Chirurgie Plastique, Reconstructrice et Esthétique dit d’ailleurs que “ c’est une vraie chirurgie à part entière et non pas un exercice de salon de beauté. La confusion déjà fort entretenue nous désole tous “ 8. La gestuelle chirurgicale elle-même est plus ou moins esthétique mais elle est dépendante de l’opérateur, elle n’est pas fonction de la spécialité. Certains chirurgiens ont des gestes plaisants à voir que l’on peut, si l’on veut, qualifier d’esthétiques. D’ailleurs la gestuelle ne conditionne pas le résultat final, qui lui doit être esthétique. Comme l’écrit Patrick Knipper, “ seule la motivation première de l’intervention permet de qualifier d’esthétique ou de plastique cette intervention, alors que votre geste technique sera identique “9.

C’est donc au travers de sa finalité que nous qualifions d’esthétique cette chirurgie.

Histoire - Evolution des rapports de la médecine avec le corps

Si l’on regarde l’évolution des rapports entre la médecine et le corps depuis quelques siècles, on peut définir cinq époques : celles du corps exploré et du corps blessé, puis celle du corps réparé, enfin celles du corps modifié puis transformé. L’histoire de la chirurgie esthétique est directement liée aux trois dernières.

L’époque du corps exploré10, c’est celle du corps anatomique : elle débute réellement au 13ème siècle. Longtemps l’interdiction de l’Eglise catholique a empêché toute étude du corps, probablement parce que l’intégrité du corps mort était nécessaire à la résurrection. C’est le pape Innocent III, qui le premier, ordonne en 1209 l’examen de cadavres à des fins judiciaires11.
L’attitude de l’Eglise va évoluer et permettre aux études anatomiques de progresser, certes pendant de nombreuses années en étudiant seulement des cadavres de condamnés à mort ! Vers 1270, les premières dissections ont lieu dans la faculté de Médecine de Bologne, elles se généralisent ensuite en Europe. En 1472, le pape Sixte IV énonce que l’anatomie est « utile à la pratique médicale et artistique »12. Clément VII autorise l’enseignement de l’anatomie au début du 16ème siècle.
Au siècle des Lumières l’anatomie passionne les philosophes, Diderot vante ses mérites dans l’Encyclopédie13, mais aussi les artistes, Rembrandt peint « la leçon d’anatomie du Dr Tulp » en 163214. Molière, dans le malade imaginaire, fait dire à la servante Toinette que « donner une dissection est quelque chose de galant »15. Jusqu’au roi Louis XIV qui fait réaliser des séances de dissection dans ses jardins à Versailles. L’anatomiste Honoré Fragonard réalise des dissections avec injection de produits de conservation : il crée ainsi « les écorchés ». Ces pièces anatomiques sont alors exposées dans l’école vétérinaire d’Alfort nouvellement fondée en 1766 par Louis XV. Ces pièces anatomiques entrent aussi dans les cabinets de curiosité de l’aristocratie16. En effet, Fragonard, en plus de disséquer minutieusement ses sujets et de maîtriser une technique parfaite de conservation, donne des poses artistiques, théâtrales à certaines de ses pièces.
La découverte des rayons X en 1895 par le physicien allemand Wilhelm Röntgen lui permet d’obtenir le premier prix Nobel de Physique. Antoine Béclère en 1896 comprend immédiatement la portée considérable de cette nouvelle méthode d’investigation mise en évidence par Röntgen. Béclère l’applique à l’exploration du thorax dans les cas de tuberculose pulmonaire. On peut dire qu’il est le fondateur de la radiologie médicale par l’utilisation des rayons X à l’exploration radiographique du corps. L’approche de l’anatomie du corps sera ainsi profondément modifiée à partir de la fin du 19ème siècle. A la fin du 20ème siècle, l’endoscopie, le scanner et la résonance magnétique nucléaire finiront de condamner l’exploration anatomique du corps mort. Il ne reste plus que l’exploration anatomique réalisée pour l’enseignement dans les facultés de médecine et l’examen des corps lors des autopsies, exploration faite à des fins judiciaires. Avec toutes ces techniques nouvelles, c’est désormais le corps vivant qui peut être étudié et ceci sans le blesser.

La deuxième époque est celle du corps blessé 17. C’est le début du 19ème siècle, au cours des guerres napoléoniennes, des milliers de corps seront jetés à terre dans toute l’Europe, une violence sans précédent, et au milieu du champ de bataille, au plus près du front, le Baron Larrey met en place les premiers soins d’urgence, il crée les « ambulances volantes ». Ces ambulances, précurseurs de nos SAMU aujourd’hui prenaient en charge les blessés de toutes origines, sans distinction de nationalité ni de grade. Soldats ou officiers blessés tous étaient soignés de façon identique. Il réalise des amputations de membres avec des protocoles novateurs pour l’époque : amputations très rapides, faites au plus haut sur les membres. Une amputation de jambe dure quatre minutes, il coupe un bras en dix sept secondes. Il laisse les moignons d’amputation ouverts pour éviter la gangrène et la septicémie. Il permit de sauver de nombreux hommes d’une mort certaine. Il était passionné par ces blessures de guerre qui causaient systématiquement la mort des soldats, les antibiotiques n’ayant pas encore été découverts. Sa thèse de médecine qu’il a soutenu en 1803 portait sur : “ Dissertation sur les amputations des membres à la suite des coups de feu”18. Jean Dominique Larrey était Chirurgien en chef de la Grande Armée, il était présent sur toutes les campagnes de Napoléon 1er.

La troisième époque est celle du corps réparé, c’est le début du 20ème siècle, la première guerre mondiale et ses « gueules cassées »19. La guerre des tranchées est à l’origine de nombreuses blessures de la face. Dans la tranchée, le corps est à l’abri, le crâne est protégé par un casque, seuls le visage et le cou sont particulièrement exposés aux tirs de l’ennemi. Les blessures causées, par balle ou par éclat d’obus, étaient particulièrement sévères : soit les soldats blessés mourraient rapidement d’hémorragie ou d’asphyxie, soit ils étaient incroyablement mutilés. Un brancardier présent sur ces champs de bataille rapporte, dans son récit de guerre, des propos très durs : « Cachez cette face hideuse, cachez la ! »20.
Durant la guerre de 1914 -1918, de nombreux blessés de la face furent ainsi opérés dans les hôpitaux militaires, en particulier au Val de Grâce. Ils ont bénéficié de techniques nouvelles, développées par des chirurgiens inventifs comme les docteurs Léon Dufourmentel (1884-1957), Hippolyte Morestin21 (1869-1919), ou encore Maurice Virenque (1888-1946). En Angleterre, Sir Harold Gillies (1882-1957) fonde le Queen Mary’s Hospital à Sidcup dans le Kent, centre de chirurgie réparatrice exclusive vers lequel seront rapatriés les blessés anglais, atteints au visage. Après la guerre, Gillies va définir les bases de la chirurgie plastique de la face dans son ouvrage « Plastic Surgery of the face » paru en 192022. Les fondements de la chirurgie réparatrice seront établis durant cette période : greffes osseuses, lambeaux et autres plasties cutanées. L’iconographie des blessures est réalisée avec soin, les photographies, les moulages en plâtre des visages déformés sont encore conservés aujourd’hui en particulier par les hôpitaux de Paris et de Lyon. La souffrance endurée, les interventions chirurgicales répétées, l’exclusion subie par ces blessés de la face, ont été rapportées dans le roman « La chambre des officiers »23 écrit par Marc Dugain.

Après la première guerre mondiale, parmi ces chirurgiens réparateurs maxillo- faciaux, certains se tournent vers la chirurgie esthétique, déjà en vogue aux États-Unis ; commence alors l’époque du corps modifié avec le développement de la chirurgie esthétique. On peut dire que « l’histoire de la chirurgie esthétique est liée à l’histoire du XXème siècle »24. Plusieurs changements apparaissent dans la société occidentale, qui vont favoriser l’essor de la chirurgie esthétique, en particulier avec les mouvements d’émancipation féminine. Des changements politiques se développent aux États-Unis et en Angleterre, les femmes revendiquent le droit de vote, « les suffragettes » militent et obtiennent le droit de vote en 1918 en Angleterre, en 1919 aux États-Unis, mais seulement en 1944 en France.
Les progrès scientifiques dans le domaine médical, l’apparition des antibiotiques ont amélioré l’espérance de vie et modifier notre rapport au corps. Pour le philosophe des sciences, Michel Serres, « ces bouleversements ont eu pour effet de changer non seulement notre rapport à l’environnement, mais également au corps. Pourquoi aujourd’hui ose-t-on se déshabiller sur les plages ? Car on n’a plus de boutons !»25. Pour le philosophe, c’est la disparition des marques cutanées des maladies infectieuses, syphilis et variole, grâce aux antibiotiques, qui a contribué à permettre l’exposition du corps nu ou presque nu ! La prospérité industrielle, la société de consommation favorisent l’accès aux soins de beauté pour les femmes, des instituts de beauté s’ouvrent et connaissent un grand succès26.
La chirurgie esthétique va se développer très fortement aux États-Unis dès le début du siècle, Charles Conrad Miller (1880-1950) y écrit le premier livre consacré à la chirurgie esthétique en 190727, il est réédité à plusieurs reprises. Sa dernière version en 192528 décrit des interventions de rhinoplasties, de blépharoplasties esthétiques, de correction d’oreilles décollées.
En France, Raymond Passot (1886-1933) explique en 1919 les techniques de correction des rides du visage29. Plus tard il plaide pour une spécialité de chirurgie esthétique indépendante, une spécialisation exclusive30. Julien Bourguet (1876-1952) publie à l’Académie de Médecine sur une technique de lifting cervico facial, avec des détails opératoires encore utilisés aujourd’hui31. Il écrit de nombreux articles et ouvrages, avec des photographies « avant-après » étonnement modernes pour l’époque32. Mais le chirurgien le plus médiatisé à cette époque des pionniers est, sans conteste, une femme, il s’agit de Suzanne Noël (1878-1954)33. Dermatologue puis chirurgien, elle pratique la chirurgie esthétique en ambulatoire dans son cabinet à Paris. Elle décrit dans son ouvrage34 les débuts de la chirurgie esthétique et sa médiatisation : « En 1912, une de nos grandes artistes revînt d’Amérique après une triomphale tournée35 et tous les journaux racontèrent comment à la suite d’une intervention pratiquée dans le cuir chevelu, elle avait retrouvé une jeunesse surprenante ». Féministe convaincue, elle estime que la chirurgie a un rôle social à jouer : « la chirurgie esthétique m’apparut alors comme un véritable bienfait social permettant aussi bien aux hommes qu’aux femmes de prolonger leurs possibilités de travail d’une manière inespérée ».
Le Dr Dartigues est le premier à rédiger un ouvrage dont le titre associe la chirurgie réparatrice, plastique et esthétique36. Il définit ainsi la chirurgie esthétique en 1929 : « La chirurgie esthétique est l’ensemble de toutes les opérations ayant un caractère plastique, pour remédier à des défauts naturels ou acquis dans la morphologie humaine et qui portent préjudice à la valeur personnelle ou sociale de l’individu »37.
En France, pendant l’entre deux guerres, plusieurs échecs chirurgicaux ayant des conséquences gravissimes pour les patients ternissent l’image de cette chirurgie. En 1934, aux États-Unis, le criminel John Dillinger bénéficie d’une intervention de chirurgie esthétique pour modifier les traits de son visage et échapper ainsi à la justice. Il s’agissait d’un lifting facial et d’une rhinoplastie. Le directeur du FBI, John Edgar Hoover menace les chirurgiens esthétiques qui opèrent des criminels38. Certains chirurgiens essayent alors d’organiser et de moraliser leur pratique. Charles Claoué (1897-1957) propose en particulier de faire signer au futur opéré un formulaire de consentement éclairé et un devis détaillé39 ; celui-ci permettra de protéger le patient mais aussi le chirurgien qui pourra ainsi, au plan juridique, opposer ces documents en cas de besoin.
Au début des années 1970, les services de chirurgie plastique sont créés dans les hôpitaux français, et l’enseignement de la spécialité commence à y être assuré. L’image de la chirurgie esthétique s’est modifiée, cette fois de manière positive, grâce aux innovations techniques de la chirurgie et de l’anesthésie, mais aussi par une information plus large grâce à la télévision. Le développement économique dans les pays industrialisés, dont la France, a aussi permis à une clientèle aisée de faire la promotion de cette spécialité.

Enfin arrive l’époque du corps transformé, avec suppressions, remplacements, apports d’organes. Des matériaux extérieurs inertes, valves cardiaques, prothèses de hanche, implants oculaires, testiculaires, participent à ces transformations. La chirurgie esthétique bénéficie également de ces matériaux inertes : prothèses mammaires, prothèses de menton, de pommettes, de mollets, de fesses. Mais cette transformation prothétique du corps, « qui tend à effacer la frontière entre le naturel qu’il fallait jadis accepter tel qu’on l’avait “reçu“ et l’artificiel que l’industrie est en mesure de fournir »40, suscite de nouvelles interrogations, voire des inquiétudes.
Arrivent les transformations ultimes avec la chirurgie du transsexualisme, le changement de sexe et ses mutilations, physiques et biologiques. L’amputation d’organes, la perte de capacité de reproduction, les traitements hormonaux associés, la transformation est sévère ! Avec la greffe d’organe, le corps receveur devient un corps biologique hybride. Elle concerne des organes isolés comme le rein, le cœur, ou des groupes d’organes comme la greffe cœur-poumons, mais aussi récemment l’ensemble du visage. La greffe de la face, réalisée par l’équipe du Professeur Bernard Devauchelle au Centre Hospitalier Universitaire d’Amiens en novembre 2005 redonne certes un visage à une femme terriblement mutilée, mais ouvre une voie nouvelle dans la transformation du corps ; le visage, identité de reconnaissance, peut être remplacé. Certes il s’agissait dans le cas de la greffe réalisée à Amiens d’une greffe partielle qui permettait à la patiente de « retrouver » son visage. Mais depuis 2005, des greffes totales de la face ont été réalisées dans le monde (Paris, Boston, Barcelone). On assiste désormais à un remplacement complet du visage, à la création d’un corps nouveau. Cette identité faciale nouvelle, modifie des traits de reconnaissance, des caractères d’identité, peut elle induire un changement de personnalité ?
La philosophe Isabelle Queval évoque cette transformation du corps : « pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, le corps n’est plus subi comme un fardeau hérité du hasard, mais comme un capital que l’on peut réparer, sculpter, transformer. Le culte du corps est devenu notre nouvelle idéologie commune. »41 La chirurgie esthétique est devenue un phénomène de société, les médias s’en sont emparés mais leur analyse laisse perplexe : « Demain la culotte de cheval et le cou qui plisse seront sans doute jugés aussi sales et discourtois qu’une odeur de transpiration ou un problème de mauvaise haleine. La beauté est devenue un produit de première nécessité, une affaire médicale presque une question de savoir-vivre »42.
La prochaine étape sera probablement celle du corps muté, avec l’apport de séquences génomiques et la modification de l’ADN de l’individu.
Dans un premier temps, à des fins thérapeutiques, on a déjà imaginé de modifier l’ADN de porcs pour le rapprocher du génome humain. On utiliserait ensuite ces animaux pour fournir leur cœur à des patients atteints de maladie cardiaque nécessitant une transplantation. Les patients ne feraient alors pas de rejet de ce cœur animal, puisque plus compatible. Selon certains auteurs, on évalue à 50 000 cœurs et 40 000 reins de porcs, le nombre d’organes qui pourraient ainsi être transplantés chaque année dans le monde43. Ces xénogreffes si elles avaient lieu remettraient en question jusqu’à l’identité humaine44, le patient devenant alors une véritable chimère biologique. On se rapproche dangereusement des romans fantastiques comme « l’île du docteur Moreau » d’Herbert George Wells, publié en 1896. Dans un deuxième temps on peut imaginer une modification génomique à buts esthétiques ou fonctionnels. Les parents choisissant pour leur enfant des yeux bleus plutôt que marrons, de longs membres, la taille à l’âge adulte, le volume des seins chez leur fille,…
Pour nous, c’est ce corps transformé avec l’atteinte à des caractéristiques profondes, essentielles, de l’homme qui va interpeller philosophes, religieux, scientifiques, et hommes politiques. Ils seront à l’origine de la prise de conscience d’une nécessité d’adapter les lois à ce nouveau défi pour l’humanité. Le corps devient source d’organes, un commerce se met en place autour des greffes : transport d’organe par avion spécial, mise au point de nouveaux médicaments anti rejet. Pourquoi pas un commerce sur le corps lui-même ? Aux traitements purement curatifs, s’ajoutent désormais des traitements qui tendent à transformer l’homme et qui, par leurs conséquences possibles, doivent faire l’objet d’un encadrement juridique. C’est le droit qui doit empêcher ces nouvelles techniques de porter atteinte à la dignité humaine. Ce n’est pas tant le corps réparé ou modifié qui va alerter le législateur. C’est bien le corps transformé45 et toutes les dérives que cela peut entraîner qui va participer à la création du Comité Consultatif National d’Ethique46 (CCNE) en 1983. D’autres raisons centrées sur la transformation du processus de la vie, comme les manipulations autour de l’embryon ou l’euthanasie, ont également participé à la création de ce Comité.
Ce comité va rendre, en particulier deux avis le 13 décembre 1990, l’un sur la non commercialisation du corps humain47 et l’autre sur la thérapie génique.
C’est aussi ce corps transformé et les craintes qu’il suscite qui va amener le législateur à légiférer sur le corps. Cette prise de conscience des effets possibles d’une transformation du corps ou des corps impose une responsabilité vis-à-vis des générations futures. Pour Paul Ricœur « l’action humaine n’est possible que sous la condition d’un arbitrage concret entre la vision courte d’une responsabilité limitée, aux effets prévisibles et maîtrisables d’une action, et la vision longue d’une responsabilité illimitée »48.

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